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Ni pour ni contre, bien au contraire

4 janvier 2023

Pourquoi je vais devoir lire Kafka

Quoi, t’as pas lu Kafka ?

Ben, en fait, si, mais La lettre au père seulement, donc ça compte pas.

Comment ça, ça compte pas ?

Attends, je t’explique. Mais je te préviens, tu vas pas voir le lien tout de suite.

En tant que Française, anticapitaliste (communiste ? En tout cas, la vision de Fredo me plaît pas mal), il y a un paquet de choses qui me hérissent le poil à New York ou aux États-Unis en général. L’usage immodéré des superlatifs et des articles jetables, le système des pourboires, l’absence de minimum légal de congés payés ou de congé maternité, le peu d’ouverture sur le monde extérieur et la croyance, consciente ou inconsciente, en la supériorité de ce pays élu… La liste est longue. Mais un des trucs qui me rend complètement marteau, et je ne suis pas la seule à le dire, c’est le système de santé.

Je sais qu’iels sont de plus en plus nombreuses et nombreux à s’en rendre compte, mais pétard, s’il y a bien un truc qui devrait faire comprendre aux États-unien.ne.s qu’iels peuvent se torcher les fesses avec leurs slogans du type « the greatest country in the world », c’est bien celui-là.

Petites illustrations

  1. Le labo

Se faire faire des analyses d’urine ou de sang, dans mes souvenirs, en France, c’est relativement indolore. Si je me souviens bien, le plus dur, c’est de se lever tôt et d’y aller à jeun, le cas échéant. Ici à New York, la dernière fois, c’est devenu un gag de caméra cachée. Mais sans Marcel Béliveau. Et je peux vous dire que s’il y avait eu caméra, et si j’étais une starlette, j’aurais bien baissé dans l’estime des gens car je ne suis pas restée polie et calme devant l’adversité. En même temps, les analyses, c’était pour mon hyperthyroïdie. Et ça rend irritable. Véridique.

Bref, mon endocrinologue me demande à quel labo je veux faire faire mes analyses. Alors, je suis assurée via l’assurance de mon mari, qu’il a par son employeur. Appelons ladite assurance BlueFraud Bullshit. Au boulot du mari, ils font appel à une autre entreprise pour servir d’interface entre les employé.e.s et leurs bénéficiaires d’un côté, et l’assurance de l’autre. Appelons cet intermédiaire Collective Delusion. Donc moi, je vais sur le gentil portail de Collective Delusion, pour vérifier quels labos sont, dans le jargon local, in-network. Ça veut dire qu’ils acceptent mon assurance et que mon assurance les accepte, et que je suis remboursée au taux maximum pour la prestation. Sur le portail, à chaque fois que tu fais une recherche de ce style, iels te précisent qu’il vaut mieux appeler et confirmer que l’assurance est bien acceptée. Mais le labo où je compte aller est une chaîne, BlueFraud Bullshit est une grosse assurance acceptée dans beaucoup d’endroits, je ne me fais pas de bile pour la bill (la facture, ndlt) et fonce Alphonse.

Arrivée au labo, où on m’avait bien sûr demandé de m’inscrire en ligne auparavant pour donner nom, date de naissance, numéro de police d’assurance, nom de jeune fille de ma mère, liste des partenaires sexuels des 10 dernières années avec note de satisfaction de 1 à 5, et de signer décharges et autres renonciations à poursuites judiciaires (rien que de très normal), on me demande ma carte d’assurance. Parce qu’en effet, les infos entrées péniblement sur mon petit écran de téléphone intelligent n’avaient pas plu. Et là, même la dame du labo, elle n’y arrive pas. Elle me dit que ça ne rentre pas dans les cases de son ordi. Alors j’appelle Collective Delusion, pour leur demander si je suis bien couverte dans ce labo, et le monsieur très courtois qui me répond me confirme que oui, mais que ce labo utilise un système informatique sans doute différent et que c’est vraisemblablement pour ça que ça coince. Pourrait-il parler à la dame du labo ? Bien sûr, je vous la passe. Et là, dialogue de sourds, avec téléphone qui passe de l’un.e à l’autre, et moi au milieu de tout ce merdier qui crie et qui jure et qui bouillonne. « Il me faut un code d’assurance ». « Il n’y a pas de code d’assurance ». « Si vous travaillez pour une assurance, vous devez connaître le code ». « Alors, comment fait-on pour qu’elle accepte de me piquer les veines si je suis bien couverte ? ». « Elle n’a pas l’air de vouloir comprendre, et je ne peux pas la forcer ». « Je suis assurée et couverte, l’assurance vous l’a confirmé de vive voix, et j’ai besoin de faire ces analyses. Prenez-moi s’il vous plaît ». « Je ne peux rien faire, je n’ai pas de code ». « Mais prenez-moi mon sang, bordel de m*** ! »

Donc voilà, après avoir passé mes nerfs sur ces deux personnes au demeurant très sympathiques, je suis rentrée penaude, et j’ai dû écrire à mon endocrino pour lui demander de me refaire une ordonnance. Parce que l’ordonnance n’était pas vierge, elle était adressée à ce labo. J’explique dans mon message à l’endocrino que j’aimerais bien une ordonnance vierge, vu the Kafkaesque sh*t qui vient de m’arriver (ou kafcaca en français, comme mon amie Lydia a qualifié la situation de son côté -- sans doute de la télépathie traductionnelle). Mais non, ça n’est pas possible.

Heureusement le lendemain, tout s’est passé comme prévu au deuxième labo. J’étais sortie de la quatrième dimension. Mais je suis maintenant obligée de lire Kafka, parce que ça n’est pas sérieux de parler de kafcaca et de situation kafkaïenne quand on n’a pas lu Kafka. Ou en tout cas pas les œuvres qui lui ont valu d’entrer dans le dictionnaire des noms communs.

 

  1. La recherche d’un.e thérapeuthe

En plus de l’assurance maladie de BlueFraud Bullshit, le boulot du mari donne droit à différents avantages, dont l’accès à une boîte dont la mission est de répondre à tes questions sur tes parcours… de combattant.e ? Non, non, de soins. Sur tes parcours de soins, disais-je donc, et essayer de te faire parcourir le labyrinthe du système sans trop de gnons ou de factures surprises. Appelons cette boîte Wealthy. Elle se targue d’avoir des coordinateur.trice.s de soins sur lesquel.le.s on peut compter comme on compterait sur un.e expert-e, une boussole, un.e porte-parole, un.e ami.e.

Par ailleurs, il faut savoir que dans le domaine de la santé mentale, c’est encore plus compliqué car très peu de praticien.ne.s travaillent in-network avec les assurances. Si j’ai bien compris, c’est parce que les assurances leur imposent trop de contraintes. (Keuwâââ ? Je n’en reviens pas !). Et à NY, une consultation psy, ça va facilement chercher dans les 250 à 400 dollars la séance. Donc quand tu n’es remboursée qu’à 70%, le compteur s’affole vite.

J’avais donc pour objectif de trouver quelqu’un in-network, et j’avais aussi d’autres critères, somme toute très raisonnables. Et comme la péripétie du labo m’avait échaudée et que toutes mes autres recherches pour chaque spécialiste que je dois consulter régulièrement ou non commençaient à me gonfler, j’ai demandé à Wealthy de m’aider. Après deux semaines, j’ai eu seulement 3 noms. La troisième de la liste était super loin, dans un coin de Brooklyn dont je n’ai même jamais entendu parler. Et la premièreétait en fait out-of-network. Donc 1 nom. Ça fait pas bésef dans une ville comme NYC, une thérapeute qui répond à mes critères.

Et encore, le pire dans tout ça, c’est que je suis une privilégiée. Oui, j’y perds du temps et une énergie folle, mais je suis assurée et je n’ai pas de dette médicale. Imaginez un peu ce que c’est pour celleux qui n’ont pas la couverture que j’ai. Les revenus que j’ai. Les ressources que j’ai. Qui ne parlent pas la langue. Même parler la langue, ça ne suffit pas, de toutes façons ; il faut parler le jargon. Et connaître le labyrinthe dans ses moindres recoins et culs-de sac. C’est Wealthy qui le dit. Et Dieu sait s’il y en a des culs-de-sac dans ce dédale.

Non, accepter qu’on a besoin d’aide n’est pas le plus dur

J’ai entendu mille fois que le plus dur, avec la dépression, c’est d’accepter qu’on a besoin d’aide. Eh bien, non, ça n’est pas le plus dur. Pas ici. Le plus dur ici, quand tu sais que tu as besoin d’aide et que tu en cherches, le plus dur, c’est d’être face à une usine à gaz bruyante et insensée, un machin qui marche sur la tête. De se rendre compte que la santé mentale, c’est pour les riches. De se rendre compte que pour moi, le système de soins tel qu’il existe ici, c’est une source de stress inouïe. Stress que je suis censée éviter si je veux aller mieux.

À chaque fois qu’une merde m’arrive comme celle du labo ou de la recherche professionnalisée mais infructueuse d’un.e thérapeute, j’ai envie de fuir très très loin de ce pays, et même de ce monde. Je vois le capitalisme dans toute son absurdité et sa cruauté, et je me sens impuissante, et j’ai envie de pleurer et de crier et de taper dans les murs. Et je pense aux enfants africains qui se baladent avec un billet en poche pour qu’on ne leur refuse pas des soins s’iels doivent aller à l’hôpital en urgence. Et je pense à tous les intermédiaires auxquels j’ai affaire dans mon parcours de combattante et je vois concrètement pourquoi les États-Unis sont le pays où les dépenses de santé sont les plus élevées, et de loin, et pour un résultat médiocre. Et je repense à la petite séquence découverte il y a peu sur la radio publique qui décortique des vraies factures médicales complètement dingos. Et je me dis qu’il n’est pas étonnant d’aller mal dans une société pleine de failles béantes. Qu’aller bien, c’est sans doute être un peu aveugle ou un peu cynique.

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